Vingt-deux

LE DOSSIER DES SORCIÈRES MAYFAIR
PARTIE VIII

La famille de 1929 à 1956

 

 

APRES LA MORT DE STELLA

 

En octobre et en novembre 1929, le marché boursier s’effondra et le monde entier sombra dans la « Grande Crise ». Les Années folles étaient révolues. Partout, des gens fortunés perdirent tout ce qu’ils possédaient et d’anciens milliardaires se jetèrent par les fenêtres. Cette époque naissante d’austérité forcée créa une réaction culturelle inévitable contre les excès des années 20. Jupes courtes, alcooliques mondains et films révélant des mœurs sexuelles particulières passèrent de mode.

A la maison des Mayfair, les lumières qui s’étaient éteintes à la mort de Stella ne furent jamais rallumées ; son cercueil exposé dans le salon avait été éclairé avec des bougies. Lionel, son frère meurtrier, fut enterré peu de temps après elle.

Six mois après la mort de Lionel, les meubles Arts déco de Stella, ses innombrables peintures contemporaines et ses kyrielles de disques de jazz, de ragtime et de blues disparurent des pièces de First Street. Tout ce qui ne fut pas remisé dans le grenier fut déposé dans la rue.

Les meubles victoriens sévères conservés depuis la perte de Riverbend refirent leur apparition et les volets des fenêtres donnant sur Chestnut Street furent cloués pour toujours.

Mais cette métamorphose n’avait rien à voir avec la fin des Années folles, ni le krach, ni la crise.

La firme familiale Mayfair & Mayfair avait depuis longtemps retiré ses prodigieux actifs du marché boursier pour les investir dans les chemins de fer. Dès 1924, elle avait liquidé ses immenses terrains en Floride et réalisé de fabuleux bénéfices. Elle conserva toutefois ses terrains fonciers de Californie en vue du boom qui ne tarderait pas à s’y produire. Ayant investi des millions dans l’or, le franc suisse, les mines de diamant d’Afrique du Sud et autres affaires profitables, la famille était toujours en mesure de prêter de l’argent aux amis et aux parents qui avaient tout perdu.

Ce faisant, et sans parcimonie, la famille renforça ainsi ses contacts politiques et sociaux, se protégeant un peu plus encore contre toute ingérence éventuelle.

Lionel Mayfair ne fut jamais interrogé par la police sur le meurtre de Stella. Deux heures après la mort de sa sœur, il fut admis dans un sanatorium privé où, les jours suivants, des médecins éprouvés l’écoutaient divaguer sans arrêt sur le diable qui parcourait librement la maison de First Street et la petite Antha qui l’emmenait dans son lit.

« Il était avec Antha, je le sais. Tout le temps. Et mère n’était plus là. Il n’y avait plus personne. Juste Carlotta qui se disputait tout le temps avec Stella. Les portes claquaient, on entendait des cris. Nous étions une maisonnée d’enfants privés de leur mère. Ma sœur Belle s’agrippait à sa poupée en pleurant. Et Millie, la pauvre petite chose, disait son chapelet dans le noir en hochant la tête. Et Carlotta qui luttait pour prendre la place de mère mais en était incapable. Elle n’est qu’un vulgaire soldat de plomb à côté de mère ! Stella lui lançait des objets à la figure. « Tu crois que tu vas m’enfermer ? » disait-elle. Stella était hystérique.

« Des enfants, voilà ce que nous étions. Chaque fois que je frappais à sa porte, Pierce était avec elle. Je le savais très bien. Elle me mentait. Et lui. Avec Antha. Je l’ai vu. Je le voyais sans arrêt. Je les ai vus ensemble dans le jardin. Elle savait qu’il était avec Antha. Et elle laissait faire.

« « Tu vas le laisser la prendre ? » disait Carlotta. Et comment aurait-elle pu l’en empêcher ? Antha était sous les arbres et chantait avec lui. Elle lançait des fleurs en l’air et il les faisait flotter. Je l’ai vu de mes propres yeux ! Et plus d’une fois ! Je l’entendais rire. Et mère n’a jamais rien fait. Vous ne pouvez pas comprendre. Une famille d’enfants abandonnés. Et pourquoi étions-nous des enfants ? Parce que nous ne savions pas faire le mal. Et mère, le savait-elle ? Et Julien ?

« Vous savez pourquoi Belle est une imbécile ? C’est un problème de consanguinité ! Et Millie ne vaut guère mieux. Savez-vous qu’elle est la fille de Julien ? Dieu m’en est témoin. Et elle le voit et elle ment en prétendant le contraire. Je sais bien qu’elle le voit.

« « Laisse-la tranquille ! disait Stella. Cela n’a pas d’importance. » Je sais que Millie peut le voir. Ils ont transporté des caisses et des caisses de Champagne pour la réception. Et Stella dansait sur la musique du phonographe. « Essaie de bien te tenir pendant la fête, Lionel. » Pour l’amour du ciel ! Personne ne savait donc ce qui se tramait ?

« Et Carl qui voulait envoyer Stella en Europe ! Personne ne pouvait forcer Stella à quoi que ce soit. Et qu’est-ce que ça aurait changé, qu’elle soit en Europe ? J’ai essayé d’en parler à Pierce. Je l’ai pris à la gorge et je lui ai dit : « Je vais l’obliger à m’écouter. » Je l’aurais tué lui aussi si j’avais pu. Mais pourquoi ne m’en ont-ils pas empêché ? « Vous ne voyez pas qu’il a Antha, maintenant ? Êtes-vous tous aveugles ? » Voilà ce que je leur ai dit. Tous aveugles ! »

Et ainsi de suite à longueur de journée. Ce qui précède figure intégralement dans le dossier médical. Suit une note : « Le patient continue à divaguer sur des « lui », des « il », des « elle » et des « eux » et un de ces personnages est censé être le diable. »

La veille des obsèques de Stella, trois jours après le meurtre, Lionel tenta de s’évader. Il fut repris et interné.

— Je me demande comment ils ont fait pour arranger si joliment Stella, dira un parent longtemps après. Elle était ravissante.

— Ce fut la dernière réception de Stella, dit un autre. Elle avait laissé des instructions sur la marche à suivre et vous savez ce que j’ai appris plus tard ? Qu’elle avait écrit tout cela quand elle avait treize ans ! Où va se nicher le romantisme chez une fillette de treize ans !

Romantique, elle l’était, au dire de tout le monde, habillée en blanc dans un cercueil ouvert, entourée de dizaines de bougies en cire jetant une lumière spectaculaire.

— Je dirais que cela ressemblait à une procession de mai, dira un cousin. Avec tous ces lys blancs odorants, Stella avait l’air d’une reine de Mai !

Cortland, Barclay et Garland accueillaient les parents venus par centaines. Pierce fut autorisé à rendre ses derniers hommages à Stella mais fut ensuite vite expédié dans la famille de sa mère à New York. Les miroirs de la maison furent drapés selon la coutume irlandaise sans que personne ne sache qui en avait donné l’ordre.

La nuit suivant les obsèques, Lionel se réveilla en criant dans son asile.

— Il est là, il ne veut pas me laisser tranquille !

A la fin de la semaine, on lui mit la camisole de force et, le 4 novembre, on le plaça dans une cellule capitonnée. Tandis que les médecins s’interrogeaient sur l’utilité d’électrochocs. Lionel était prostré dans un coin et tentait désespérément d’échapper à son bourreau invisible.

Les infirmières racontèrent à Irwin Dandrich qu’il criait à Stella de l’aider.

— Il me rend fou ! Mais pourquoi ne me tue-t-il pas ? Stella, aide-moi ! Stella, dis-lui de me tuer !

« Le diagnostic est qu’il souffre d’une forme de démence incurable, nous écrivit l’un de nos détectives. De toute façon, s’il guérissait, il devrait être jugé pour meurtre. Dieu sait ce que Carlotta a raconté aux autorités. Mais peut-être qu’elle n’a rien dit du tout et que personne ne lui a demandé quoi que ce soit. »

Le matin du 6 novembre, seul, Lionel fut apparemment pris de convulsions et mourut d’asphyxie après avoir avalé sa langue. Il n’y eut pas de veillée funèbre. Les parents qui vinrent à l’enterrement furent priés d’aller directement à l’église Saint Alphonse et les employés des pompes funèbres leur dirent de ne pas se rendre au cimetière. Mlle Carlotta ne voulait personne.

Toutefois, ils se massèrent derrière les grilles du cimetière La Fayette n°1 et virent de loin que l’on plaçait le cercueil de Lionel à côté de celui de Stella.

« Tout était fini, tout le monde le savait, commenta un parent par la suite. Mais le pauvre Pierce finit par surmonter l’épreuve. Il entreprit des études à Columbia puis entra à Harvard l’année suivante. Mais, jusqu’au jour de sa mort, personne ne fit jamais allusion à Stella en sa présence. Et il haïssait Carlotta. La seule fois que je l’ai entendu parler d’elle, il disait qu’elle était la responsable et qu’elle aurait dû appuyer elle-même sur la gâchette. »

Pierce devint même un excellent juriste et joua un rôle éminent dans l’expansion de la fortune des Mayfair. Il mourut en 1986. Un de ses fils, Ryan, né en 1936, est aujourd’hui l’épine dorsale de Mayfair & Mayfair. Un second fils, un autre Pierce, est le jeune juriste le plus prometteur de la ville. Mais ceux qui avaient annoncé que tout était fini avaient raison. Avec la mort de Stella, le pouvoir des sorcières Mayfair fut effectivement brisé. Stella fut la première des sorcières descendant de Deborah à mourir jeune, et de mort violente. Par la suite, aucune autre sorcière Mayfair ne dirigea la maison de First Street ni ne géra directement la fortune. L’héritière actuelle n’est qu’une pauvre catatonique muette et sa fille, Rowan Mayfair, un jeune neurochirurgien vivant à plus de trois mille kilomètres de First Street, ignore tout de sa mère, de l’héritage et de sa ville natale.

 

L’ETAT DES RECHERCHES EN 1929

 

Aucune autopsie ne fut pratiquée sur Arthur Langtry. Il fut inhumé en Angleterre, dans le cimetière du Talamasca, selon les dispositions qu’il avait prises depuis longtemps. Rien ne prouve qu’il soit mort de mort violente. Sa dernière lettre, celle décrivant le meurtre de Stella, laisse entendre qu’il souffrait déjà de troubles cardiaques.

Pour le conseil du Talamasca, en revanche, Arthur Langtry était une nouvelle victime des sorcières Mayfair. Et le fait qu’il ait vu l’esprit de Stuart fut considéré par ces hommes de savoir comme une preuve de ce que Stuart était mort dans la maison de First Street. Comment était-il mort ? Voilà ce que le Talamasca voulait savoir. Était-ce l’œuvre de Carlotta ? Le cas échéant, pourquoi ?

Le principal argument mettant Carlotta hors de cause est peut-être déjà évident et le sera de plus en plus au fil de ce récit : toute sa vie, elle fut une catholique pratiquante, une avocate à l’honnêteté scrupuleuse et une citoyenne respectueuse des lois. Ses critiques acharnées contre Stella se fondaient apparemment sur ses propres convictions morales, ou du moins est-ce ce que sa famille, ses amis et des observateurs occasionnels affirment.

D’un autre côté, une vingtaine de personnes sont fermement persuadées que c’est elle qui a poussé Lionel à tuer Stella, sans pour autant lui avoir mis l’arme dans les mains. Et même si elle l’avait fait, un acte aussi émotionnel n’avait rien à voir avec le meurtre de sang-froid d’un parfait étranger.

Lionel serait-il le meurtrier de Stuart Townsend ? Ou Stella elle-même ? Et comment exclure Lasher ? Si l’on considère que cette créature a une personnalité et une histoire, le meurtre de Townsend ne ressemblerait-il pas plus, en toute logique, aux façons de faire d’un esprit qu’à celle d’un des habitants de la maison ?

Le scénario le plus acceptable consisterait peut-être à impliquer tous ces suspects : par exemple, Stella aurait invité Townsend à First Street, où Lasher l’aurait tué, puis, prise de panique, elle se serait adressée à Carlotta ou à Lionel, voire à Pierce, qui l’aurait aidée à cacher le corps et à rendre muet le personnel de l’hôtel.

Malheureusement, ce scénario, et d’autres, laisse trop de questions sans réponse. Par exemple, pourquoi Carlotta se serait-elle mêlée à une telle mise en scène ? N’aurait-elle pu se servir de la mort de Townsend pour se débarrasser une fois pour toutes de sa petite sœur ? Quant à Pierce, impossible de croire qu’un jeune homme aussi innocent ait pu être impliqué. En ce qui concerne Lionel, la question est : s’il était au courant de la mort ou de la disparition de Stuart, pourquoi n’en a-t-il pas dit un mot pendant ses crises de délire ? Il a pourtant bien parlé de tout le reste.

Enfin, si l’une de ces personnes avait aidé Stella à enterrer le corps dans le jardin, pourquoi se préoccuper d’enlever les effets de Stuart de l’hôtel et de soudoyer les employés pour qu’ils prétendent ne l’avoir jamais vu ?

Rétrospectivement, le Talamasca eut peut-être tort de ne pas poursuivre l’affaire Stuart Townsend, de ne pas exiger une enquête approfondie, de ne pas avoir tanné la police pour qu’elle intervienne.

Or, les jours qui suivirent le meurtre de Stella, personne ne voulait « déranger » les Mayfair avec des questions sur un mystérieux Texan d’Angleterre. Et nos enquêteurs ne réussirent pas à rompre le silence des employés de l’hôtel, pas plus qu’ils n’obtinrent le moindre indice sur l’identité de celui qui les avaient achetés. Il serait stupide de croire que la police aurait fait mieux.

Avant de laisser de côté cette affaire non résolue, nous devons encore considérer une « opinion » contemporaine, celle qu’Irwin Dandrich confia à l’un de nos détectives à la Noël 1929.

— Je vais vous confier le secret qui permet de comprendre cette famille. Cela fait des années que je les observe, et pas seulement pour vos drôles d’oiseaux de Londres. Je les ai observés de la façon dont tout le monde les observe ici, c’est-à-dire en se demandant en permanence ce qui se passe derrière ces volets clos. Ce secret, c’est que Carlotta Mayfair n’est pas la catholique honnête et vertueuse qu’elle a toujours prétendu être. Il y a quelque chose de mystérieux et de mauvais chez cette femme. Elle est destructrice et rancunière. Elle aurait préféré que la petite Antha devienne folle plutôt que comme Stella. Et elle aurait préféré que cette maison devienne lugubre et déserte plutôt que d’y voir des gens s’amuser.

En surface, ces remarques paraissent simplistes mais, en réalité, elles sont peut-être bien plus vraies qu’il n’y paraissait à l’époque. Aux yeux du monde, Carlotta représentait certainement l’honnêteté, la vertu, la droiture, etc. A partir de 1929, elle assista tous les jours à la messe, donnait généreusement à l’église et aux œuvres paroissiales et si, en privé, elle menait une lutte de tous les jours contre Mayfair & Mayfair pour obtenir l’administration de la fortune d’Antha, elle était la générosité même.

Elle ne fut jamais critiquée pour ne pas avoir rouvert la maison à la famille ou organisé des réunions familiales. Bien au contraire, l’avis général fut qu’elle avait suffisamment souffert. Elle passait même pour une sorte de sainte femme aux yeux des siens.

Mon opinion, pour ce qu’elle vaut, après quarante années passées à étudier cette famille, est que le jugement de Dandrich n’est pas loin de la vérité. Ma conviction personnelle est que Carlotta représente un mystère aussi grand que Mary Beth ou Julien. Et nous n’avons fait que gratter le vernis de ce qui se passe dans cette maison.

 

LA POSITION DU TALAMASCA

 

Le Talamasca décida en 1929 qu’on ne ferait plus aucune tentative de contact personnel.

Notre directeur, Evan Neville, estimait qu’il fallait avant toute chose suivre le conseil d’Arthur Langtry et prendre au sérieux la mise en garde du spectre de Stuart Townsend. Pour l’instant, il fallait éviter les Mayfair.

Certains des plus jeunes membres du conseil pensaient au contraire que nous devions écrire à Carlotta Mayfair. Selon eux, quel mal cela pouvait-il faire et de quel droit gardions-nous les informations que nous possédions ?

Cela entraîna d’âpres discussions. Les aînés rappelèrent aux plus jeunes que Carlotta Mayfair était, selon toute vraisemblance, responsable de la mort de Stuart et, encore plus probablement, de celle de Stella. Quelle obligation pouvions-nous bien avoir envers un tel personnage ? Si nous devions parler à quelqu’un, c’était à Antha. Mais, pour cela, il fallait attendre qu’elle ait vingt et un ans.

De plus, en l’absence de contact personnel valable, comment pouvions-nous transmettre nos informations à Carlotta Mayfair, et quelles informations ? Qu’en ferait-elle ? Comment les utiliserait-elle vis-à-vis d’Antha ? Quelle serait sa réaction ? Et si nous racontions tout à Carlotta, pourquoi pas à Cortland, à ses frères et au reste de la famille ? Et si nous le faisions, quelles en seraient les conséquences pour ces gens ? De quel droit envisagions-nous une telle ingérence dans leur vie ?

Et ainsi de suite…

Comme toujours en pareil cas, les règles, les objectifs et l’éthique du Talamasca furent entièrement reconsidérés. Il fut décidé que l’histoire de la famille Mayfair, de par sa longueur et ses détails, était précieuse pour les spécialistes de l’occulte que nous étions et que nous allions continuer à rassembler des renseignements sur elle, quelle que fût l’opinion de nos plus jeunes membres sur l’éthique et le reste. Cependant, nous dûmes reconnaître que notre tentative de contact avait été une grossière erreur. Nous devions attendre qu’Antha ait vingt et un ans avant d’envisager une approche prudente qui, de toute façon, dépendrait du membre compétent que nous pourrions à ce moment-là affecter à cette mission.

Tandis que le conseil continuait à se chamailler, il devint clair que presque personne parmi nous ne connaissait parfaitement l’histoire des sorcières Mayfair car le dossier était trop volumineux et trop compliqué pour que quelqu’un l’examine comme il se devait, et en un laps de temps raisonnable.

De toute évidence, le Talamasca devait trouver un membre qui accepterait de se consacrer à plein temps au dossier et de prendre des décisions intelligentes et responsables quant aux mesures nécessaires sur le terrain. Et, par suite de la mort tragique de Stuart Townsend, cette personne devait avoir les meilleures références qui soient, à la fois sur le plan des connaissances et de l’expérience pratique. Son premier travail consisterait donc, à partir des éléments disparates du dossier, à rédiger un long récit cohérent et lisible. Alors, seulement, cette personne serait autorisée à étoffer son étude en procédant à une enquête directe en vue d’un contact éventuel.

Ce plan n’avait qu’un seul gros défaut : cette personne de confiance ne fut trouvée qu’en 1953 et, à cette époque, la vie tragique d’Antha Mayfair avait pris fin. L’héritière était une petite fille de douze ans au teint blême qui avait déjà été renvoyée de son école pour « avoir parlé avec son ami invisible », fait voler des fleurs dans les airs, retrouvé des objets perdus et lu dans les pensées.

— Elle s’appelle Deirdre, dit Evan Neville, le visage empreint d’inquiétude et de tristesse, et elle grandit dans cette vieille maison sinistre de la même façon que l’avait fait sa mère, seule avec ces vieilles femmes, et Dieu seul sait ce qu’elles savent ou croient de leur histoire, des pouvoirs de cette enfant et de cet esprit que l’on a déjà aperçu à ses côtés.

Le jeune membre choisi, enthousiasmé par cette révélation, entre autres, et par sa lecture attentive du dossier, décida qu’il fallait agir vite.

Ce jeune membre que je suis, avant de passer à la brève et triste histoire d’Antha, tient tout d’abord à se présenter.

 

L’ENTREE EN SCENE DE L’AUTEUR DE CE RECIT, AARON LIGHTNER

 

Né à Londres en 1921, je suis devenu membre à part entière du Talamasca en 1943, après mes études à Oxford. Mais j’ai commencé à travailler pour l’ordre à l’âge de sept ans et j’ai vécu à la maison mère depuis mes quinze ans.

En fait, j’ai été porté à l’attention du Talamasca en 1928 par mon père anglais (traducteur de latin) et ma mère américaine (professeur de piano) lorsque j’avais six ans : mes effrayantes aptitudes télékinésiques les poussèrent à chercher une aide extérieure. Je faisais bouger les objets rien qu’en me concentrant sur eux ou en leur disant de bouger et, même si ce pouvoir n’a jamais été très fort, il perturbait beaucoup les gens qui en étaient témoins.

Mes parents, inquiets, soupçonnaient que ce pouvoir allait de pair avec d’autres caractéristiques psychiques, dont ils avaient eu un aperçu. Ils m’envoyèrent chez divers psychiatres, dont l’un finit par leur dire : « Emmenez-le au Talamasca. Ses pouvoirs sont réels. Seul le Talamasca est capable de travailler avec quelqu’un comme lui. »

Le Talamasca ne se fit pas prier et mes parents se sentirent soulagés. « Si vous essayez de réprimer ce pouvoir qu’a votre fils, les prévint Evan Neville, vous n’arriverez à rien avec lui. Vous mettriez même son bien-être en danger. Laissez-nous travailler avec lui et lui enseigner comment contrôler et utiliser ses capacités métapsychiques. » Non sans quelque réticence, mes parents acceptèrent.

Au début, j’allais tous les samedis à la maison mère près de Londres, et à dix ans j’y passais tous les week-ends et les étés. Mon père et ma mère me rendaient fréquemment visite. Finalement, mon père entreprit la traduction des vieilles archives en latin du Talamasca en 1935 et travailla avec nous jusqu’à sa mort, en 1972. Depuis son veuvage, il vivait à la maison mère. Mes deux parents adoraient l’énorme bibliothèque du Talamasca et, sans aspirer à devenir membres officiels de l’organisation, ils le furent de fait presque toute leur vie.

Je n’ai jamais été ce que l’on appellerait un médium puissant. Ma capacité limitée à lire dans les pensées me sert surtout dans mes investigations sur le terrain, en particulier dans les situations dangereuses. Et mon pouvoir télékinésique me sert rarement pour des choses pratiques.

A dix-huit ans, j’étais dévoué corps et âme au mode de vie et aux objectifs du Talamasca. Je ne concevais pas le monde sans lui. Que j’aille à l’école ou que je voyage avec mes parents, mon vrai foyer était la maison mère.

Lorsque j’eus achevé mes études à Oxford, je fus reconnu comme membre à part entière mais, en réalité, je l’étais déjà depuis bien longtemps. Les grandes familles de sorcières étaient déjà mon terrain de prédilection et j’avais lu tout ce qui existait sur les persécutions pour sorcellerie. Les gens répondant à notre définition de sorcier ou de sorcière exerçaient sur moi une véritable fascination.

C’est sous la direction d’Elaine Barrett, notre investigatrice la plus compétente dans le domaine, que j’ai effectué mon premier travail sur le terrain en Italie. C’est elle qui m’a parlé la première des sorcières Mayfair, lors d’une conversation amicale. Elle m’a raconté le destin de Petyr Van Abel, de Stuart Townsend et d’Arthur Langtry et m’a invité à entreprendre la lecture du dossier à mes heures perdues. Combien de fois m’est-il arrivé, pendant l’été et l’hiver 1945, de m’endormir au milieu des papiers du dossier éparpillés sur le sol de ma chambre ! A l’époque, je commençais à griffonner des notes en vue de rédiger un récit circonstancié.

Mais ce n’est qu’en 1953 que l’on m’a confié définitivement le dossier. L’idée était que je me mette au récit et que, lorsqu’il serait achevé, on discute de l’utilité ou non de m’envoyer à La Nouvelle-Orléans pour rencontrer les habitants de la maison de First Street.

On me rappelait sans cesse que, quelles que soient mes aspirations, je devais procéder avec la plus grande précaution. Antha Mayfair était morte de mort violente, de même que le père de sa fille Deirdre et qu’un parent de New York, le docteur Cornell Mayfair, venu à La Nouvelle-Orléans en 1945 pour examiner la petite Deirdre, âgée de huit ans, Carlotta prétendant que la mère de la fillette, Antha, avait été malade mentale de naissance.

Je me suis donc mis à la traduction du journal de Petyr Van Abel. Parallèlement, on m’avait alloué un budget illimité pour intensifier les recherches dans toutes les directions. C’est ainsi que j’ai entamé une enquête à longue distance sur l’état de la petite Deirdre Mayfair, âgée de douze ans, fille unique d’Antha.

J’espère de tout cœur que, malgré les petites ruses que j’ai dû employer dans mon travail, je n’ai jamais trahi la confiance de personne.

Le second facteur intervenant dans les interrogatoires que je mène et mon travail sur le terrain est ma capacité à lire dans les pensées. Ainsi, il m’arrive fréquemment de piocher des noms et des détails dans les pensées des gens. Je n’inclus jamais ces informations dans mes rapports. Elles ne sont pas assez fiables. Mais elles me servent bien souvent de fil directeur au cours de mes recherches. Et cette caractéristique est indubitablement liée à mon sens du danger, ainsi que le récit qui suit va le révéler…

Il est temps maintenant de retourner à notre récit et de reconstituer l’histoire tragique de la vie d’Antha et de la naissance de Deirdre.

 

LES SORCIERES MAYFAIR DE 1929 A NOS JOURS

 

Antha Mayfair

 

La mort de Stella marqua la fin d’une époque pour la famille Mayfair. Et l’histoire tragique de sa fille, Antha, et de l’enfant unique de celle-ci, Deirdre, reste entourée d’un épais mystère.

Les années passant, le personnel de First Street se réduisit à un couple de serviteurs silencieux, inaccessibles et totalement loyaux. Les dépendances de la propriété, en l’absence de servantes, de cochers et de garçons d’écurie, tombèrent petit à petit en ruine.

Les femmes de First Street menaient des existences de recluses. Belle et Millie devinrent d’« adorables vieilles dames », allant quotidiennement à la messe et s’arrêtant au milieu de leurs travaux de jardinage pour bavarder avec les voisins passant devant la grille de fer.

Six mois après la mort de sa mère, Antha fut renvoyée d’une pension canadienne, dernière institution publique qu’elle fréquenta. Curieusement, notre détective n’eut aucun mal à faire dire aux professeurs de la fillette qu’elle avait effrayé tout le monde avec sa façon de lire dans les pensées, de parler avec son ami invisible et de menacer tous ceux qui se moquaient d’elle ou parlaient derrière son dos. C’était une enfant nerveuse, qui pleurait tout le temps, qui se plaignait sans arrêt d’avoir froid, quel que soit le temps, et qui souffrait constamment de fièvre et de refroidissements inexpliqués.

Carlotta Mayfair la ramena en train du Canada et, à ce que nous savons, la fillette ne passa depuis lors pas une seule nuit en dehors de First Street jusqu’à ses dix-sept ans.

A ce moment-là, la maison était devenue on ne peut plus lugubre. Ses volets n’étaient jamais ouverts, sa peinture s’écaillait, son jardin était envahi de mauvaises herbes, les lauriers-roses s’emmêlant avec les camélias et les gardénias si amoureusement soignés des années auparavant. Après l’incendie qui ravagea l’écurie en 1938, des herbes folles remplirent l’espace inoccupé dans le fond de la propriété. Un autre bâtiment abandonné fut rasé peu après et rien ne subsista à part l’ancienne garçonnière et un grand chêne magnifique dont les branches s’étendaient désespérément par-dessus les mauvaises herbes.

En 1934, nous commençâmes à recevoir les premiers témoignages d’artisans qui avaient dû renoncer à effectuer les travaux de réparation qu’on leur avait commandés. Les frères Molloy racontèrent à tout le monde qu’ils avaient abandonné l’idée de repeindre la maison parce que chaque fois qu’ils avaient le dos tourné leurs échelles tombaient par terre, leurs pots de peinture se renversaient ou leurs pinceaux se retrouvaient dans la boue.

— Au moins six fois, raconte Davey Molloy, ma peinture s’est renversée par terre. Et je vous affirme que jamais de ma vie je n’ai renversé un seul pot de peinture ! Et voilà ce que m’a dit Mlle Carlotta : « C’est vous qui l’avez renversée. » Eh bien, quand mon échelle s’est renversée, avec moi dessus, ça a été le bouquet. Je suis parti.

Le frère de Davey, Thompson, avait son idée sur le responsable. – C’est ce type aux cheveux bruns qui nous regarde tout le temps. J’ai dit à Mlle Carlotta : « Vous ne croyez pas que c’est lui qui fait ça ? Ce type qui est toujours là-bas sous l’arbre ? » Elle a fait celle qui ne comprenait pas. Mais il passait son temps à nous surveiller. A un moment où j’essayais de rafistoler la façade sur Chestnut Street, je l’ai vu qui me regardait à travers les volets de la bibliothèque. J’en ai eu la chair de poule. Qui est-il ? Un parent ? Je ne veux plus travailler là-bas. Même si les temps sont difficiles.

En 1935, tout le monde savait dans Irish Channel qu’on ne pouvait rien faire sur cette vieille maison. Lorsque deux jeunes gens furent engagés pour nettoyer la piscine, l’un d’eux fut poussé dans l’eau stagnante et faillit se noyer. L’autre a eu toutes les peines du monde à le sortir de là.

— Je n’y voyais rien. Je me tenais à mon copain et nous appelions à l’aide. Nous nous débattions dans cette gadoue et, heureusement, il a réussi à s’accrocher au bord et m’a sauvé. Et puis la vieille femme noire, la tante Easter, est arrivée avec une serviette pour nous nettoyer et elle nous a dit : « Éloignez-vous de cette piscine. Ne vous occupez pas de la nettoyer. Allez-vous-en ! »

Peu après, un article parut dans le Times Picayune, disant qu’une « mystérieuse demeure des beaux quartiers » ne pouvait être réparée. Dandrich découpa l’article et l’envoya à Londres.

L’un de nos détectives invita la journaliste à déjeuner. Elle était contente d’en parler et, oui, c’était bien la maison Mayfair. Tout le monde était au courant. Un plombier avait raconté qu’il était resté coincé pendant des heures sous la maison en essayant de réparer une canalisation. Il avait fini par perdre connaissance et quand il avait repris conscience on l’avait emmené à l’hôpital. Et puis il y avait eu l’homme du téléphone qui avait été appelé pour installer un poste dans la bibliothèque. Il disait qu’il ne remettrait jamais les pieds dans cette maison. Un des portraits du mur l’avait regardé et il était sûr qu’il y avait un fantôme dans cette pièce.

— J’aurais pu en écrire encore plus long, dit la jeune femme, mais les gens du journal ne veulent pas d’ennuis avec Carlotta Mayfair. Je vous ai dit pour le jardinier ? Il y va régulièrement pour tondre l’herbe et il m’a dit des choses vraiment bizarres quand je l’ai appelé. « Oh, il ne me dérange pas. Nous nous entendons bien. Nous sommes même amis. » A qui croyez-vous qu’il faisait allusion ? Quand je lui ai posé la question, il m’a répondu : « Allez-y ! Vous le verrez. Il a toujours été là. Mon grand-père le voyait. Il ne peut ni bouger ni parler. Il se met juste dans un coin d’ombre et il vous observe. Et puis il se volatilise d’un seul coup. Il ne me dérange pas. On me paie bien pour mon travail. J’ai toujours travaillé là-bas. Il ne me fait pas peur. »

— Je crois que Carlotta était l’instigatrice de ces stupides histoires de fantômes, dit un parent, des années plus tard. Elle voulait tenir les gens éloignés. Nous avons bien ri quand nous avons entendu ces histoires rocambolesques.

— Des fantômes à First Street ? C’était la faute de Carlotta si tout tombait en ruine. Elle a toujours eu l’art d’économiser un franc pour en prodiguer mille. C’est la différence entre elle et sa mère.

La famille, pendant toute cette période, s’inquiétait pour Antha. Officiellement, c’était une « malade mentale » et Carlotta l’emmenait chez des psychiatres mais « ça ne donnait rien ». L’enfant avait été irrémédiablement traumatisée par le meurtre de sa mère. Elle vivait dans un monde imaginaire de fantômes et de compagnons invisibles. On ne pouvait pas la laisser seule et elle n’avait pas le droit de sortir de la maison.

Les parents appelaient souvent Cortland Mayfair pour qu’il aille vérifier qu’elle se portait bien mais il n’était pas le bienvenu à First Street. Des voisins ont rapporté qu’il s’était fait éconduire plusieurs fois.

— Il y allait à chaque Noël, dira l’un de ces voisins. Sa voiture s’arrêtait devant la grille, son chauffeur sortait lui ouvrir la portière et prenait tous les paquets dans le coffre. Des tas et des las de cadeaux. Carlotta sortait sur le perron et lui serrait la main. Elle ne le faisait jamais entrer.

Le Talamasca n’a jamais retrouvé de dossier médical sur Antha. Elle passait ses journées à lire sous le grand chêne de derrière ou à rester assise, les coudes posés sur ses genoux, sous le porche latéral.

Une domestique qui travaillait dans la maison d’en face a rapporté qu’elle la voyait tout le temps parler à « cet homme aux cheveux bruns qui lui rend sans arrêt visite. Ce doit être un cousin. Il s’habille drôlement bien ».

A quinze ans, Antha sortait parfois seule. Un facteur a raconté qu’il voyait souvent cette mince jeune fille à l’expression rêveuse se promener seule dans la rue ou avec « un beau jeune homme » qui avait des cheveux bruns, un costume et une cravate.

— Ils s’amusaient à me faire une peur bleue, a raconté le laitier. Un jour, je sortais en sifflotant de chez le docteur Milton, dans Second Street, et ils étaient juste devant moi, sous le magnolia, dans l’ombre. Elle était très tranquille et il était debout à côté d’elle. J’ai failli leur rentrer dedans. Ils étaient en train de chuchoter et je crois qu’elle a eu aussi peur que moi.

Nous n’avons dans notre dossier aucune photo de cette époque. Mais tous les témoins décrivent Antha comme une jolie jeune fille.

— Elle avait un regard distant, dit une femme qui la voyait à la chapelle. Elle n’avait pas la vivacité de Stella. Elle avait toujours un air rêveur et, pour dire la vérité, j’étais désolée de la savoir seule dans cette maison avec toutes ces femmes. Ne répétez pas ce que je vais vous dire mais Carlotta est une méchante femme. Ma servante et ma cuisinière savaient tout sur elle. Elles disaient qu’elle attrapait cette pauvre fille par le poignet et lui enfonçait ses ongles dans la peau.

A part ces quelques éléments, nous ne savons presque rien sur Antha de 1930 à 1938 et il semble que ses proches parents non plus. La seule conclusion sûre que nous puissions tirer est que « l’homme aux cheveux bruns » était Lasher. Et, si c’est exact, nous avons plus de témoignages sur sa présence pendant cette période que pendant les décennies qui ont précédé.

En avril 1938, il y eut une violente querelle familiale à First Street. Des fenêtres furent brisées, des gens criaient et, finalement, une jeune femme éplorée portant un sac à main sortit en courant par la grille de devant, en direction de Saint Charles Avenue. C’était bel et bien Antha. A l’abri derrière leurs rideaux de dentelle, les voisins virent arriver une voiture de police quelques minutes plus tard, toutes sirènes hurlantes. Carlotta alla jusqu’au coin de la rue pour demander aux policiers de rattraper la jeune fille.

Le soir, Carlotta appela tous les Mayfair de New York pour les avertir qu’Antha s’était enfuie et se dirigeait vers Manhattan. Elle les pria de l’aider dans ses recherches. Les cousins firent fonctionner le téléphone arabe. Quelques jours plus tard, Irwin Dandrich écrivit à Londres que « la pauvre petite Antha » avait repris sa liberté. Mais jusqu’où irait-elle ?

Assez loin.

Pendant des mois, la police, des détectives et des membres de la famille ne parvinrent pas à retrouver sa trace. Carlotta fit trois fois le voyage à New York et offrit une importante récompense à tout policier qui proposerait de se joindre aux recherches. Elle alla jusqu’à appeler Amanda Grady Mayfair, qui venait de quitter son mari, Cortland.

Amanda raconta par la suite à notre enquêteur :

— C’était épouvantable. Elle m’a invitée à déjeuner au Waldorf. Évidemment, je n’avais aucune envie d’y aller mais je savais qu’elle était bouleversée à cause d’Antha. Et puis je voulais lui dire ce que j’avais sur le cœur, c’est-à-dire que c’était sa faute si Antha s’était enfuie, qu’elle n’aurait jamais dû l’isoler de ses oncles, tantes et cousins qui l’aimaient tant.

« Mais, dès que je me suis assise à table, elle a commencé à me menacer. « Que ce soit bien clair, Amanda. Si vous hébergez Antha, je vous ferai les pires ennuis. » J’avais envie de lui jeter mon verre à la figure. J’étais hors de moi. Alors je lui ai dit : « Carlotta Mayfair, à compter de maintenant, je vous interdis de me parler, de me téléphoner, de m’écrire ou de venir chez moi. J’en ai eu assez de vous à La Nouvelle-Orléans. J’en ai eu assez de ce que votre famille faisait à Pierce et à Cortland. Je vous conseille de ne plus jamais m’approcher. » Je vous assure que j’avais la rage au ventre quand j’ai quitté le Waldorf. Mais, vous savez, c’est sa grande technique. Elle vous accuse dès qu’elle vous voit et comme ça vous n’avez aucune possibilité de l’accuser.

En hiver 1939, nos enquêteurs repérèrent Antha de la façon la plus simple du monde. Elaine Barrett, dans une réunion de routine avec Evan Neville, suggéra qu’Antha devait financer sa fugue avec les fameux bijoux et pièces d’or des Mayfair. Pourquoi ne pas se renseigner dans les boutiques de New York où l’on pouvait vendre de tels objets ? C’est ainsi qu’Antha fut localisée dans le mois qui suivit.

Effectivement, depuis son arrivée elle avait vendu des pièces d’or pour subvenir à ses besoins. Tous les numismates de New York connaissaient cette ravissante jeune femme aux bonnes manières et à l’agréable sourire qui leur apportait les pièces les plus rares. Elle prétendait qu’elles venaient d’une collection de famille.

La suivre à sa sortie d’une de ces boutiques jusqu’à un grand appartement de Christopher Street, à Greenwich Village, fut un jeu d’enfant. Elle vivait avec un certain Sean Lacy, un jeune peintre irlando-américain à l’avenir prometteur qui avait déjà exposé avec succès plusieurs de ses œuvres. Antha était devenue écrivain. Tous les habitants de l’immeuble et du pâté de maisons connaissaient le jeune couple et nos enquêteurs purent recueillir un tas de renseignements en un rien de temps.

Antha était le seul soutien de Sean Lacy. Elle lui achetait tout ce qu’il voulait et il la traitait comme une reine.

— Il fait tout pour elle. Mais pourquoi ne le ferait-il pas ?

L’appartement était un « endroit merveilleux », plein de livres et de bons gros vieux sièges bien rembourrés.

— Sean n’a jamais aussi bien peint. Il a fait trois portraits d’elle, tous très intéressants. Et la machine à écrire d’Antha ne cesse de crépiter. Elle a déjà vendu une histoire à une petite revue littéraire de l’Ohio. Ils ont fêté ça. Elle était si heureuse ! Elle est un peu naïve mais c’est une fille sensationnelle.

— Elle serait un bon écrivain si elle écrivait sur ce qu’elle connaît, dit une jeune femme dans un bar, qui prétendait avoir été la maîtresse de Sean. Mais elle s’évertue à écrire de ces histoires morbides sur une vieille maison violette de La Nouvelle-Orléans, où vit un fantôme, et autres sornettes peu commerciales. Elle ferait mieux d’oublier tout ça et d’écrire sur ce qu’elle vit ici, à New York.

En hiver 1940, Elaine Barrett demanda à notre meilleur détective de New York, Allan Carver, d’essayer d’obtenir un entretien avec Antha. Elle aurait adoré venir elle-même mais elle était complètement bloquée. Allan était un homme d’une cinquantaine d’années, suave et distingué, qui travaillait pour nous depuis des années. Il lui répondit qu’il n’y avait rien de plus facile et que ce serait même un plaisir pour lui.

— Je l’ai suivie jusqu’au Metropolitan Muséum of Art puis je suis littéralement tombé sur elle tandis qu’elle était assise devant l’un des Rembrandt, l’admirant, mais l’air plutôt perdu dans ses pensées. Elle est vraiment très mignonne mais très bohème d’allure. Elle était enveloppée dans un lainage et portait les cheveux sur les épaules. Je me suis assis près d’elle et j’ai engagé la conversation. Aimait-elle Rembrandt ? Oui. Et New York, en général ? Elle adorait la vie à New York et n’irait ailleurs pour rien au monde. La ville de New York était pour elle un être vivant. Elle n’avait jamais été aussi heureuse qu’en ce moment.

« Je n’avais aucune chance de sortir du musée en sa compagnie car elle était trop réservée et trop correcte. Je devais donc faire le plus vite possible.

« Je lui ai fait parler d’elle, de sa vie, de son mari et de ses écrits. Oui, elle voulait être écrivain et Sean était d’accord. Il ne serait heureux que si elle aussi connaissait le succès. « Vous savez, c’est le seul métier que je puisse exercer. Je ne suis préparée à aucun autre. Quand on a vécu le genre de vie que j’ai vécu, on n’est bon à rien. Seule l’écriture peut vous sauver. » Cette façon de parler de sa vie était très touchante. Elle avait l’air à la fois sans défense et complètement authentique. Je crois que si j’avais eu trente ans de moins je serais tombé amoureux d’elle.

« — Mais quel genre de vie avez-vous menée ? la pressai-je. Vous avez un accent mais j’ignore d’où. En tout cas, vous n’êtes pas de New York.

« — Du Sud. C’est un autre monde. (Elle devint soudain triste, agitée, même.) Je veux tout oublier. Je ne veux pas vous paraître désagréable mais c’est une attitude que je me suis imposée. J’écris sur mon passé mais je ne veux pas en parler. J’en ferai quelque chose d’artistique, si je peux, mais je refuse d’en parler.

« — Eh bien, dites-moi ce que vous écrivez. Racontez-moi une de vos histoires, par exemple, ou un de vos poèmes.

« — S’ils sont bons vous les lirez un jour ou l’autre.

« Elle m’adressa un sourire d’adieu et partit. Je crois qu’elle commençait à avoir des soupçons. Tout le temps que nous parlions, elle jetait des regards inquiets autour de nous. Je lui ai même demandé si elle attendait quelqu’un. Elle me dit que non, enfin pas vraiment, mais qu’« on ne sait jamais ». Elle agissait comme si elle pensait que quelqu’un nous observait. Et comme mes collègues nous surveillaient de près, je me suis senti mal à l’aise.

Pendant des mois, les rapports qui nous parvenaient indiquaient qu’Antha et Sean étaient heureux mais, en avril 1941, ils changèrent.

— Eh bien, elle est enceinte, dit le peintre qui habitait au-dessus. Et il ne veut pas garder l’enfant. Elle, évidemment, elle le veut et je me demande ce qui va arriver. Il connaît un médecin qui pourrait régler la question mais elle ne veut pas en entendre parler. Ça me rend malade. Elle est bien trop fragile. Je l’entends pleurer la nuit.

Le 1er juillet, Sean mourut dans un accident de voiture (une défaillance mécanique) en revenant d’une visite à sa mère malade dans le nord de l’État de New York. Hystérique, Antha dut être hospitalisée à Bellevue. « Nous ne savions pas quoi faire, dit le peintre. Elle a crié sans arrêt pendant trois heures d’affilée. Finalement, nous avons appelé Bellevue. Je ne saurai jamais si nous avons eu raison. »

Les registres de Bellevue indiquent qu’Antha s’arrêta de crier et même de faire le moindre geste ou d’émettre le moindre son dès son admission à l’hôpital. Elle resta catatonique pendant plus d’une semaine. Puis elle écrivit sur un morceau de papier : « Cortland Mayfair, avocat, Nouvelle-Orléans. » La société de Cortland fut contactée à 10 h 30 le lendemain matin et Cortland appela immédiatement sa femme, Amanda Grady Mayfair, dont il était séparé. Il la supplia d’aller voir Antha à Bellevue et de rester avec elle jusqu’à son arrivée.

Une dispute épouvantable commença entre Cortland et Carlotta. Il insistait pour s’occuper lui-même d’Antha puisque c’était à lui qu’elle avait demandé de l’aide. Carlotta et Cortland prirent le train ensemble pour ramener Antha.

Lors d’un déjeuner bien arrosé et plein d’émotion, Amanda Grady Mayfair raconta toute l’histoire à son ami (et notre informateur) Allan Carver qui en profita pour l’interroger sur sa famille du Sud et ses bizarreries. Amanda lui parla de sa pauvre petite nièce.

— … C’était tout simplement atroce. Antha ne pouvait pas parler. Elle essayait mais ça ne sortait pas. Elle était si fragile. La mort de Sean l’a détruite. Vingt-quatre heures ont passé avant qu’elle n’écrive l’adresse de son appartement de Greenwich Village. J’y ai couru avec Ollie Mayfair, un des petits-enfants de Rémy, et nous avons récupéré ses affaires. C’était d’un triste ! J’ai cru que toutes les toiles de Sean appartenaient à Antha, puisqu’elle était son épouse. Mais les voisins sont arrivés et nous ont dit qu’Antha et Sean n’étaient pas mariés. La mère et le frère de Sean étaient déjà passés et ils sont revenus avec une malle pour tout emporter. Je crois que la mère de Sean en voulait à Antha d’avoir entraîné son fils dans la vie d’artiste de Greenwich Village.

« J’ai dit à Ollie qu’ils pouvaient tout prendre sauf les portraits d’Antha. Je les ai pris, ainsi que ses vêtements et ses effets personnels et puis le vieux porte-monnaie en velours rempli de pièces d’or. J’avais entendu parler de ce porte-monnaie et si vous connaissez les Mayfair comme vous le dites, vous devez aussi être au courant. Et ses manuscrits ! Je les ai pris aussi. Il y avait des nouvelles, quelques chapitres d’un roman et des poèmes.

« A mon retour à l’hôpital, Carlotta et Cortland étaient déjà là. Ils se disputaient dans le couloir. Il faut avoir vu et entendu une dispute entre eux pour y croire : ce n’étaient que chuchotements, petits gestes et lèvres pincées. C’était quelque chose ! Ils n’avaient l’air de rien, mais moi je savais qu’ils étaient prêts à s’entre-tuer.

« — Elle est enceinte, vous savez ? ai-je dit. Les médecins vous l’ont annoncé ?

« — Elle aurait dû s’en débarrasser, a dit Carl.

« J’ai cru que Cortland allait mourir sur place. Et moi j’étais si choquée que je ne savais pas quoi dire. Je hais Carlotta. Je me fiche pas mal que cela se sache. Je la hais profondément. Je l’ai détestée toute ma vie. Penser qu’elle puisse être seule avec Antha me donne des cauchemars. Alors j’ai dit à Cortland, devant Carlotta : « Antha a besoin qu’on s’occupe d’elle. C’est une femme, maintenant. C’est à elle de dire où elle veut aller. Si elle veut rester à New York, elle peut venir chez moi. Ou chez Ollie. »

« Carlotta est allée parler aux médecins. Et, comme d’habitude, elle a obtenu ce qu’elle voulait. Elle s’est arrangée pour qu’Antha soit officiellement transférée dans un hôpital psychiatrique de La Nouvelle-Orléans. Elle faisait comme si Cortland n’était pas là. Alors, je suis allée téléphoner à tous les Mayfair de La Nouvelle-Orléans. Tous. Même la jeune Béatrice Mayfair, d’Esplanade Avenue, la petite-fille de Rémy. Je leur ai tous dit qu’Antha était malade, enceinte et qu’elle avait besoin d’affection.

« Puis il s’est produit un incident très triste. A la gare. Antha m’a fait signe de m’approcher d’elle et elle m’a murmuré à l’oreille : « Gardez mes affaires, tante Mandy. Sinon elle va tout jeter. » Quand je pense que j’avais déjà tout fait expédier à First Street ! J’ai appelé mon fils Sheffield pour lui raconter et lui ai demandé de faire le maximum pour Antha quand elle serait rentrée.

Antha retourna en Louisiane en train avec son oncle et sa tante et fut immédiatement admise à l’asile Sainte Anne, où elle resta six semaines. Ses nombreux visiteurs rapportèrent qu’elle était pâle et parfois incohérente mais qu’elle avait l’air de se remettre.

A New York, Allan Carver arrangea une autre rencontre fortuite avec Amanda Grady Mayfair.

— Comment va la petite nièce ?

— Oh, c’est un véritable drame ! Vous n’imaginez pas. Savez-vous que la tante a dit aux médecins de l’asile de faire avorter Antha sous prétexte qu’elle était malade mentale et qu’elle ne devait absolument pas avoir d’enfant ? Avez-vous jamais entendu pire ? Quand mon mari me l’a raconté, je lui ai dit que je ne lui pardonnerais jamais s’il laissait faire. Bien sûr, il m’a répondu que personne ne ferait de mal au bébé. Quand j’ai appelé Béatrice Mayfair pour tout lui raconter, Cortland était furieux. « C’est ça ! Mets tout le monde sur le pied de guerre pendant que tu y es ! » Et c’est exactement ce que je voulais faire. J’ai dit à Béa : « Va la voir et ne laisse personne t’en empêcher. »

Le Talamasca n’a jamais pu vérifier ce projet d’avortement. Mais les infirmières de Sainte Anne ont raconté à nos enquêteurs que des dizaines de Mayfair étaient venus voir Antha à l’asile.

« Ils ne se laissent pas abattre quand on leur dit non, écrivit Irwin Dandrich. Ils insistent pour la voir. Apparemment, tout va bien. Elle est folle de joie à l’idée d’avoir un bébé et tout le monde la couvre de cadeaux. Sa jeune cousine Béatrice lui a apporté de la layette en dentelle ancienne qui a appartenu à une certaine grand-tante Suzette. Bien sûr, personne n’ignore ici qu’Antha n’a jamais été mariée avec le peintre de New York. Mais qu’est-ce que ça peut faire ? C’est une Mayfair et, quoi qu’il arrive, elle restera Mayfair. »

Les cousins se montrèrent tout aussi pressants quand Antha quitta Sainte Anne et retourna à First Street pour sa convalescence. Elle s’installa dans l’ancienne chambre de Stella, au nord de la maison. Elle avait des infirmières vingt-quatre heures sur vingt-quatre et nous n’eûmes aucun mal à obtenir d’elles des informations.

Cortland passait tous les soirs après son travail.

— La maîtresse de maison ne voulait pas de lui, je crois, dit l’une des infirmières. Mais il venait systématiquement. Ainsi qu’un jeune homme qui s’appelait Sheffield, il me semble. Tous les soirs, ils s’asseyaient près de la patiente et discutaient avec elle un petit moment.

— Je ne vois aucun trouble mental chez elle, dira une autre. La tante nous emmène dans le couloir et nous pose des questions vraiment curieuses. Elle prétend que la patiente est malade mentale et qu’elle peut faire du mal à quelqu’un. Mais les médecins ne nous ont rien dit à ce sujet. Elle est calme et mélancolique. Elle fait bien plus jeune qu’elle ne l’est en réalité. Mais elle n’a rien d’une malade mentale dangereuse.

Deirdre Mayfair naquit le 4 octobre 1941 à l’ancien hôpital de la Pitié, sur les bords du fleuve, qui fut détruit plus tard. A l’évidence, l’accouchement ne présenta aucune difficulté particulière et Antha reçut une dose massive d’anesthésique, comme c’était la pratique en ce temps-là. Aux heures de visite, les Mayfair envahissaient les couloirs. La chambre d’Antha était remplie de fleurs et le bébé était une magnifique petite fille en pleine santé.

Mais le flot d’informations fourni par Amanda Grady Mayfair s’interrompit brusquement deux semaines après le retour d’Antha chez elle. Les visiteurs étaient éconduits par la servante noire, tante Easter, ou par Nancy, qui avait démissionné de son travail pour s’occuper du bébé.

Lorsque Béatrice téléphona à propos du baptême, on lui répondit qu’il avait déjà eu lieu à Saint Alphonse. Hors d’elle, elle appela Amanda à New York, ce qui eut pour résultat qu’une vingtaine de cousins forcèrent littéralement la porte de la maison de First Street un dimanche après-midi.

— Antha était ravie de les voir, dit Amanda à Allan Carver. Elle était folle de joie. Elle ignorait totalement que des gens avaient téléphoné ou étaient passés pour la voir. Personne ne l’avait prévenue.

C’était Carlotta qui avait tout manigancé et elle en était très blessée. Tout le monde changea immédiatement de sujet de conversation. Mais Béatrice était furieuse contre Nancy. Pauvre Nancy ! Elle ne faisait qu’obéir aux ordres de Carlotta.

Le 30 octobre de cette année-là, Antha devint officiellement la bénéficiaire de l’héritage Mayfair. Elle signa une procuration désignant Cortland et Sheffield comme ses représentants légaux pour toutes les questions d’argent. Et elle demanda qu’on mette immédiatement des fonds à sa disposition pour remettre la maison en état. On dit qu’elle fut très étonnée de découvrir que l’endroit lui appartenait. Elle n’en avait jamais eu la moindre idée.

Sheffield raconta plus tard à sa mère qu’Antha avait été délibérément trompée concernant l’héritage. Quand on lui expliqua tout, Antha se montra blessée et même un peu choquée. C’était la faute de Carlotta. Mais elle estimait que Carlotta avait dû vouloir la préserver.

Antha et ses invités partirent déjeuner chez Galatoire. Elle était inquiète à l’idée de laisser le bébé mais, malgré cela, elle passa un bon moment là-bas. En partant, Sheffield l’entendit poser une question à son père :

— Ce qui revient à dire qu’elle n’aurait pas eu le droit de me mettre dehors ?

— C’est ta maison, ma chérie, répondit Cortland. Elle a la permission d’y vivre mais cela dépend entièrement de toi.

Antha prit un air très triste.

— Elle n’arrêtait pas de me menacer de me jeter à la rue si je ne faisais pas ce qu’elle voulait.

Quelques jours plus tard, Antha et le bébé allèrent déjeuner avec Béatrice Mayfair dans un autre restaurant en vogue du quartier français. Une nurse les accompagnait pour promener le bébé dans un magnifique landau blanc pendant le déjeuner. Béatrice raconta par la suite à Amanda qu’Antha était devenue une jeune femme et qu’elle écrivait à nouveau. Elle travaillait sur un roman et avait l’intention de rénover entièrement la maison de First Street. Surtout la piscine. Elle parla un peu de sa mère et du plaisir qu’elle avait à donner de grandes fêtes. Elle semblait pleine de vie.

A la mi-novembre, Antha écrivit une petite lettre à Amanda pour la remercier de l’avoir aidée à New York et de lui faire suivre son courrier de Greenwich Village. Elle était en train d’écrire des nouvelles et avait repris son roman.

Lorsque M. Bordreaux, le facteur, passa pour sa tournée du matin, le 10 décembre à 9 heures, Antha l’attendait à la grille. Elle avait plusieurs grandes enveloppes à envoyer à New York mais ne voulait pas laisser le bébé seul pour se rendre à la poste. Elle lui demanda s’il pouvait prendre ses plis et lui paya l’affranchissement.

— Elle était tout excitée, dira-t-il. Elle allait devenir écrivain.

Quelle fille adorable ! Je n’oublierai jamais. J’ai fait quelques remarques sur le bombardement de Pearl Harbor et lui ai dit que mon fils s’était engagé la veille. Eh bien, figurez-vous qu’elle n’était même pas au courant pour le bombardement et pour notre entrée en guerre. On aurait dit qu’elle vivait dans un rêve.

La « fille adorable » mourut l’après-midi même. Lorsque le facteur revint pour sa tournée de l’après-midi, à 3 h 30, la pluie tombait en trombe sur Garden District et une foule de gens était rassemblée dans le jardin des Mayfair. Un corbillard était arrêté en plein milieu de la rue. Le vent soufflait très fort mais M. Bordreaux ne se pressa pas de partir.

— Mlle Belle sanglotait sous le porche. Et Mlle Millie voulait m’expliquer ce qui se passait mais elle n’arrivait à prononcer un seul mot. Et puis Mlle Nancy m’a crié : « Allez-vous-en, monsieur Bordreaux ! Nous sommes en deuil. Éloignez-vous de cette pluie ! »

M. Bordreaux traversa la rue et s’abrita sous le porche d’une maison voisine. Le maître des lieux lui raconta qu’Antha Mayfair était morte. Elle était tombée du troisième étage.

Nous ne saurons probablement jamais ce qui s’est passé cet après-midi du 10 décembre 1941. M. Bordreaux fut le dernier « étranger » à voir Antha et à lui parler. La nurse de l’enfant, une vieille femme du nom d’Alice Flanagan, s’était fait porter malade ce jour-là.

Selon le rapport de police et les informations qui ont pu filtrer de la famille Lonigan et des prêtres de la paroisse, Antha aurait sauté ou serait tombée par la fenêtre de l’ancienne chambre de Julien peu avant 3 heures.

La version de Carlotta est la suivante.

Elles s’étaient disputées à propos du bébé parce que Antha avait tellement décliné qu’elle ne pensait même pas à nourrir sa fille.

— Elle n’était pas prête à être mère, dit-elle au policier. Elle passait des heures à taper à la machine et Nancy et les autres devaient tambouriner à sa porte pour lui dire que Deirdre pleurait dans son berceau parce qu’elle avait faim.

Antha serait devenue « hystérique » en entendant cela. Elle aurait grimpé l’escalier quatre à quatre pour se réfugier dans la chambre mansardée de Julien, en criant qu’on la laisse tranquille. Carlotta, craignant qu’Antha ne se blesse – ce qui lui arrivait souvent, d’après elle –, aurait couru derrière elle jusque dans la chambre. Elle aurait découvert qu’Antha avait essayé de s’arracher les yeux et était en sang. Quand Carlotta avait essayé de la maîtriser, Antha se serait débattue et serait tombée à la renverse par la fenêtre, sur le toit du porche en fer forgé. Elle aurait rampé jusqu’au bord puis aurait perdu l’équilibre ou sauté intentionnellement. Elle serait morte sur le coup en se cognant la tête sur les pavés, trois étages plus bas.

Cortland fut effondré lorsqu’il apprit le décès de sa nièce et se rendit immédiatement à First Street. Au téléphone, il dira plus tard à Amanda que Carlotta était dans tous ses états. Le prêtre était avec elle, un certain père Kevin. Carlotta ne cessait de dire que personne à part elle n’avait compris à quel point Antha était fragile. « J’ai voulu l’arrêter, répétait-elle. Mais qu’est-ce que je pouvais faire d’autre ? » Millie et Belle étaient trop bouleversées pour parler. Nancy, elle, avait des choses franchement désagréables à dire. Elle prétendait que toute sa vie Antha avait été gâtée et protégée et qu’elle avait la tête pleine de rêves stupides.

Lorsque Alice Flanagan, la nurse, fut contactée par Cortland, elle parut effrayée. Elle était âgée et presque aveugle. Elle dit qu’elle n’avait jamais constaté qu’Antha s’automutilait, ni qu’elle était hystérique. La nurse prenait ses ordres de Mlle Carlotta, qui avait toujours été bonne pour sa famille. Elle ne voulait pas perdre son emploi. « Je veux juste m’occuper de cet adorable bébé, dit-elle à la police. Elle a besoin de moi, maintenant. »

Elle s’en occupa jusqu’aux cinq ans de la fillette.

Aucune véritable enquête ne suivit la mort d’Antha et il n’y eut pas d’autopsie. Après avoir examiné son corps, l’entrepreneur des pompes funèbres eut quelques soupçons et conclut qu’Antha ne s’était pas fait elle-même ses blessures au visage. Il prit contact avec le médecin de famille qui lui conseilla de se taire. Antha était aliénée, tel fut le verdict officiel. Elle avait été instable toute sa vie, fait des séjours à Bellevue et à Sainte Anne et avait toujours dépendu de tiers.

Depuis la mort de Stella, personne n’avait vu l’émeraude Mayfair sur Antha et elle n’apparaissait sur aucun des portraits d’Antha peints par Sean. Personne n’en avait jamais entendu parler à New York. Mais quand elle mourut, Antha portait l’émeraude à son cou.

La question qui se pose coule de source : pourquoi la portait-elle à son dernier jour ? L’émeraude avait-elle précipité sa fin ? Et si les blessures sur le visage d’Antha n’étaient pas de l’automutilation, étaient-elles le fait de Carlotta ? Dans ce cas, pourquoi ?

Quoi qu’il en soit, une fois de plus la maison de First Street s’entoura de secret et les projets de rénovation d’Antha ne furent jamais réalisés. Après de violentes querelles dans les bureaux de Mayfair & Mayfair, Cortland alla jusqu’à déposer une requête devant le tribunal pour obtenir la garde de Deirdre. Le petit-fils de Clay Mayfair, Alexander, se manifesta. Sa femme, Eileen, et lui possédaient une jolie demeure à Métairie et proposaient d’adopter l’enfant, ou simplement de la prendre en charge, selon ce qui agréerait à Carlotta.

Carlotta se contenta de rire au visage de ces « bons samaritains », comme elle les appelait. Elle dit au juge, et à tous ceux qui lui posèrent la question, qu’Antha avait souffert d’une grave maladie mentale et qu’elle avait peut-être transmis cette tare à sa fille. Elle n’avait aucune intention de laisser quelqu’un emmener Deirdre loin de sa maison maternelle, ou de la charmante Mlle Flanigan, ou de sa chère Belle, ou de sa Millie bien-aimée qui adoraient toutes l’enfant et avaient tout leur temps à lui consacrer.

Cortland refusant de céder, Carlotta le menaça sans équivoque. Sa femme l’avait quittée, n’est-ce pas ? Avait-il envie que la famille sache, après tant d’années, quelle sorte d’homme il était en réalité ?

Le juge trancha. A ses yeux, Carlotta était une femme à la vertu sans taches et au jugement excellent. Pourquoi la famille n’acceptait-elle pas cet état de fait ? Si tous les orphelins avaient des tantes comme Millie, Belle et Carlotta, le monde serait meilleur.

L’administration de l’héritage fut laissée entre les mains de Mayfair & Mayfair et l’enfant aux bons soins de Carlotta. L’affaire était réglée.

Une seule autre personne tenta de remettre en question l’autorité de Carlotta. C’était en 1945.

Cornell Mayfair, un parent de New York, venait de terminer son internat de médecine au Massachusetts General Hospital. Il se destinait à la psychiatrie. Il avait appris de sa cousine par alliance, Amanda Grady Mayfair, mais aussi de Louisa Ann Mayfair, l’aînée des petites-filles de Garland (avec laquelle il avait eu une liaison), des « histoires incroyables » sur la maison de First Street. Qu’est-ce que c’était que cette histoire de « démence congénitale » ? Cornell était très intéressé. Toujours épris de Louisa Ann, qui avait préféré retourner à La Nouvelle-Orléans plutôt que de l’épouser et vivre au Massachusetts, il ne comprenait pas l’attachement de la jeune femme à sa ville natale. Il décida donc de visiter La Nouvelle-Orléans et de rencontrer sa famille de First Street.

Le 11 février, il arriva en ville et obtint de Carlotta la permission de lui rendre visite.

Il resta environ deux heures dans la maison, dont une partie seul avec la petite Deirdre, âgée de quatre ans.

— Je ne peux pas vous dire ce que j’ai découvert, dira-t-il à Amanda au téléphone, mais cette enfant ne doit pas rester dans un tel environnement. Et, pour être franc, je ne veux pas que Louisa Ann soit mêlée à ça. Je vous raconterai tout dès mon retour à New York.

Amanda insista pour qu’il appelle Cortland afin de lui dire son inquiétude et Cornell reconnut que Louisa Ann lui avait fait la même suggestion.

— Je m’en occuperai un peu plus tard, répondit-il. J’en ai plus qu’assez de Carlotta et ça ne me dit rien de rencontrer un autre membre de la famille aujourd’hui.

Persuadée que Cortland pourrait faire quelque chose, Amanda l’appela pour tout lui raconter. Il fut reconnaissant de l’intérêt du médecin pour l’enfant. Il rappela Amanda plus tard pour lui annoncer qu’il dînait avec lui. Ce cousin lui paraissait sympathique et il était impatient d’entendre ce qu’il avait à dire.

Cornell ne se présenta pas au rendez-vous et Cortland l’attendit pendant une heure avant de l’appeler à sa chambre d’hôtel. Aucune réponse. Le lendemain matin, la femme de chambre de l’hôtel trouva le corps de Cornell. Il était étendu tout habillé sur son lit, les yeux à demi ouverts. Il y avait un verre de bourbon à moitié vide sur sa table de chevet. La cause de la mort n’était pas visible.

L’autopsie révéla qu’il avait absorbé une petite quantité d’un narcotique puissant. On conclut à une overdose accidentelle et l’enquête fut close. Amanda Grady Mayfair se reprocha d’avoir poussé le jeune médecin à se rendre à La Nouvelle-Orléans. Louisa Ann ne se remit jamais de son décès et est toujours célibataire aujourd’hui. Un Cortland défait ramena le cercueil à New York.

Cornell fut-il une nouvelle victime des sorcières Mayfair ? Une fois de plus, nous devons avouer que nous l’ignorons. Un détail, toutefois, nous indique que Cornell n’a pas succombé à un mélange de narcotique et d’alcool. Le médecin légiste qui l’examina avant que son corps ne fût emmené de l’hôtel avait remarqué la rupture des vaisseaux capillaires de ses yeux et nous savons que c’est un symptôme d’asphyxie. Il est possible que quelqu’un ait versé la drogue dans le verre de Cornell avant de l’étouffer avec un oreiller.

Lorsque le Talamasca eut la possibilité de mener sa propre enquête, toutes les pistes étaient brouillées. Personne à l’hôtel ne fut capable de se rappeler si Cornell Mayfair avait eu des visiteurs cet après-midi-là. Avait-il commandé son bourbon au service d’étage ? Personne ne leur avait jamais posé ces questions. Des empreintes digitales ? Elles n’avaient pas été relevées. Après tout, il ne s’agissait pas d’un meurtre…

Mais il est temps de revenir à Deirdre, l’actuelle héritière, orpheline à l’âge de deux mois et élevée par ses vieilles tantes.

 

Deirdre Mayfair

 

La maison de First Street continua à se délabrer. La piscine était devenue une mare à l’odeur fétide, envahie de lentilles d’eau et de glaïeuls, et sa fontaine ne déversait plus qu’une eau verdâtre. Les volets de la chambre de maître, au nord de la maison, furent à nouveau cloués. La peinture gris-violet des murs n’en finissait pas de s’écailler.

La vieille Mlle Flanagan, presque complètement aveugle sa dernière année, s’occupa de Deirdre jusqu’à son cinquième anniversaire. De temps en temps, elle promenait l’enfant dans le quartier, dans une poussette, mais elle ne traversait jamais la rue.

A cette époque, Cortland était devenu le portrait de son père, Julien. Des photos de la fin des années 50 montrent un homme de grande taille, mince, aux cheveux noirs et aux tempes grisonnantes.

Son visage très ridé ressemblait étonnamment à celui de son père, hormis le fait que ses yeux étaient bien plus grands, comme ceux de Stella. Mais il avait l’expression agréable de Julien et souvent son sourire aimable.

Au dire de tous, la famille aimait Cortland et ses employés lui vouaient une véritable adoration. Alors qu’elle l’avait quitté depuis des années, Amanda semblait l’aimer encore, du moins est-ce ce qu’elle dit à Allan Carver l’année où elle mourut. Amanda se plaignait de ce que ses fils n’aient jamais compris pourquoi elle avait quitté leur père et, de toute façon, elle n’avait pas l’intention de le leur dire.

Comment était Deirdre à cette époque ? Nous savons seulement qu’elle était une jolie petite fille et que ses cheveux noirs étaient fins et ondulés, comme ceux de Stella. Ses yeux bleus étaient grands et sombres.

La maison de First Street était donc à nouveau fermée au monde extérieur et une génération entière de passants avait fini par s’habituer à sa façade sévère et négligée. Aucun ouvrier ne pouvait y travailler et seul le vieux jardinier et son fils étaient heureux de venir tondre l’herbe.

A mesure que les paroissiens mouraient, certaines légendes concernant les Mayfair disparurent avec eux. Bientôt, plus personne ne fut capable de parler de Julien, de Katherine, de Rémy ou de Suzette.

Le fils de Julien, Barclay, mourut en 1949, et son frère Garland en 1951. Le fils de Cortland, Grady, mourut la même année que Garland après une chute de cheval dans Audubon Park. Sa mère, Amanda, mourut peu après, comme si le décès de son cher Grady avait été plus qu’elle ne pouvait en supporter. Des deux fils de Pierce, seul Ryan « connaissait l’histoire de la famille » et régalait les plus jeunes de légendes étranges.

Irwin Dandrich mourut à son tour en 1952 mais son rôle avait déjà été repris par un autre « enquêteur mondain », Juliette Milton, qui recueillit un grand nombre de récits auprès de Béatrice Mayfair, entre autres, avec qui elle déjeunait régulièrement et qui ne semblait pas gênée par le fait que Juliette était une bavarde invétérée. Tout comme Dandrich, Juliette n’avait pas des manières insidieuses. Toutefois, elle aimait le mélodrame et écrivait des lettres incroyablement longues à nos juristes de Londres qui lui versaient chaque année des fortunes.

Comme Dandrich, elle ne savait pas à qui allaient ses informations et, si elle se posait la question au moins une fois par an, elle ne cherchait pas à y répondre.

 

Durant son enfance, en tout cas, Deirdre suivit les traces de sa mère en se faisant renvoyer d’une école après l’autre à cause de ses « drôles de manières ».

Une fois encore, sœur Bridget Marie, alors âgée de plus de soixante ans, vit l’« ami invisible » en action dans la cour de l’école Saint Alphonse. Le Sacré-Cœur, les Ursulines, Saint Joseph, personne ne voulut garder l’enfant. Et, pendant des mois, elle restait à la maison. Des voisins la voyaient souvent courir dans le jardin ou grimper sur le gros chêne derrière la maison.

Il n’y avait plus vraiment de domestiques à First Street. La fille de tante Easter, Irène, s’occupait de la cuisine et du ménage. Tous les matins, elle lavait les pavés et à 3 heures on pouvait la voir rincer sa serpillière sous le robinet du jardin de derrière.

Nancy Mayfair tenait la maison, à sa manière brusque et agressive, comme en témoignèrent les livreurs et les prêtres.

Millie et Belle, deux vieilles dames pittoresques sinon belles, soignaient les rares rosiers sauvés de la jungle qui envahissait toute la propriété, de la grille de devant jusqu’au mur du fond.

Toute la famille assistait le dimanche à la messe de 9 heures, à la chapelle. La petite Deirdre portail une robe de marin et un chapeau de paille orné de rubans, Carlotta son tailleur de travail foncé avec une blouse à cravate et les vieilles dames, Millie et Belle, des robes en gabardine bordées de dentelle, des chaussures de corde noires et des gants foncés.

Mlle Millie et Mlle Belle allaient souvent faire les courses ensemble le lundi. Elles prenaient un taxi jusque chez Gus Mayer ou Godchaux, les plus belles boutiques de La Nouvelle-Orléans, où elles achetaient leurs robes gris perle, leurs chapeaux à voilette et autres atours élégants. Elles seules représentaient la famille de First Street aux enterrements, aux baptêmes, et même, de temps à autre, à un mariage. Mais elles n’allaient que rarement à la réception qui suivait la cérémonie.

Millie et Belle assistaient aussi aux obsèques des paroissiens et participaient à la veillée. Le mardi soir, elles allaient à la messe à la chapelle et parfois, l’été, elles y emmenaient la petite Deirdre et lui donnaient des petits morceaux de chocolat pour qu’elle soit sage.

Ces deux vieilles dames étaient très respectées par la communauté de Garden District, surtout par les gens qui ignoraient les tragédies et les secrets de leur famille. En outre, leur maison n’était pas la seule à se délabrer derrière une grille rongée par la rouille.

Nancy Mayfair, en revanche, semblait ne pas être née dans le même monde. Elle était toujours mal fagotée, ses cheveux étaient sales et mal peignés. Personne ne douta jamais qu’elle était la sœur de Stella, ce qui était faux. Elle commença à porter des chaussures de corde noires dès l’âge de trente ans. Pour payer les livreurs, elle sortait en bougonnant de l’argent d’un vieux porte-monnaie élimé. Ou alors elle criait de la galerie d’en haut pour dire au mendiant attendant à la porte de s’en aller.

Ce fut donc avec ces femmes que la petite Deirdre passait son temps quand elle n’essayait pas désespérément d’attirer l’attention sur elle dans une salle de classe. Les paroissiens la comparaient de plus en plus à sa mère. Mais ceux qui la connaissaient mieux délectèrent très tôt certaines différences entre la mère et la fille.

Si Antha avait toujours été docile et de nature craintive, il y eut dès le début chez Deirdre une certaine rébellion et, indubitablement, de la sensualité. Des voisins la voyaient souvent courir « comme un garçon manqué » dans le jardin. A cinq ans, elle grimpait jusqu’en haut du chêne. Parfois elle se cachait dans les buissons longeant la grille et surgissait pour effrayer les passants.

A neuf ans, elle fit sa première fugue. Carlotta appela Cortland à la rescousse. Finalement, une Deirdre frigorifiée et tremblante se présenta à l’orphelinat Sainte Elizabeth de Napoléon Avenue en disant qu’elle était « maudite » et « habitée par le diable » et qu’il fallait appeler un prêtre. Cortland et Carlotta la ramenèrent à la maison.

« Elle a une imagination débordante », dit Carlotta. Cette phrase devint une rengaine.

Un an plus tard, la police trouva Deirdre en train d’errer sous la pluie le long de Bayou Saint John. Elle grelottait et pleurait en disant qu’elle avait peur de rentrer chez elle. Pendant deux heures elle raconta des mensonges aux policiers : elle était une gitane arrivée en ville avec un cirque, sa mère avait été tuée par le dompteur, elle avait tenté de « se suicider avec un poison rare » mais avait été emmenée dans un hôpital en Europe où l’on avait changé tout son sang.

— Il y avait quelque chose de pathétique chez cette enfant, dira plus tard le policier. Elle avait l’air très sérieux et son regard avait une expression de désolation. Elle n’a même pas levé les yeux quand son oncle et sa tante sont venus la chercher. Elle prétendait ne pas les connaître. Ensuite, elle a dit qu’ils la gardaient enchaînée dans une chambre.

A dix ans, Deirdre fut envoyée en Irlande dans une pension recommandée par un prêtre d’origine irlandaise de la cathédrale Saint Patrick. On disait que c’était une idée de Cortland. Mais les sœurs du comté de Cork renvoyèrent Deirdre chez elle au bout d’un mois à peine.

Pendant deux ans, la fillette étudia avec une préceptrice du nom de Mlle Lampton, une amie de Carlotta du temps du Sacré-Cœur. Mlle Lampton raconta à Béatrice Mayfair que Deirdre était une charmante petite fille très brillante. « Elle a trop d’imagination, c’est là son problème. Et elle passe trop de temps seule. » Quand Mlle Lampton partit dans le Nord pour épouser un veuf qu’elle avait rencontré en vacances. Deirdre pleura pendant des jours.

Ces années eurent leur lot de disputes. Les gens entendaient des cris et voyaient souvent Deirdre s’enfuir de la maison en pleurant. Ou alors elle grimpait dans le chêne jusqu’à ce qu’elle soit hors de portée d’Irène ou de Mlle Lampton. Parfois elle y restait jusqu’à la tombée de la nuit.

Une transformation vint avec l’adolescence. Elle devint introvertie et secrète et n’avait plus rien d’un garçon manqué. A treize ans, elle était bien plus voluptueuse qu’Antha à l’âge adulte. Elle portail ses cheveux noirs ondulés avec une raie au milieu et retenus par un ruban couleur lavande. Ses grands yeux bleus avaient toujours une lueur de méfiance et d’amertume. En fait, elle avait l’air brisée, disaient les paroissiennes qui l’apercevaient à la messe.

— C’était déjà une belle femme, dira l’une d’elles. Et ces vieilles dames ne le savaient pas. Elles l’habillaient comme si elle était une gamine.

L’été précédant son quatorzième anniversaire, Deirdre fut admise en urgence au nouvel hôpital de la Pitié. Elle avait tenté de s’ouvrir les veines. Béatrice lui rendit visite.

— Cette fille a des dispositions qu’Antha n’avait pas, raconta-t-elle à Juliette Milton. Mais elle a besoin d’avis féminins sur certaines choses. Elle voulait que je lui achète des cosmétiques. De toute sa vie, elle n’était allée qu’une fois dans un magasin.

Béatrice lui apporta les cosmétiques à l’hôpital mais on lui dit que Carlotta avait interdit les visites. Lorsque Béatrice appela Cortland, il lui avoua ignorer pourquoi Deirdre avait tenté de se suicider. « Elle avait peut-être simplement envie de sortir de cette maison. »

La même semaine, Cortland prit des dispositions pour que Deirdre aille en Californie. Elle prit l’avion pour Los Angeles, où elle s’installa chez la fille de Garland, Andréa Mayfair, qui avait épousé un médecin de l’hôpital des Cèdres du Liban. Mais Deirdre fut de retour au bout de deux semaines.

Les Mayfair de Los Angeles ne dirent à personne ce qui s’était passé mais leur fils unique, Elton, raconta des années plus tard à nos enquêteurs que la pauvre cousine de La Nouvelle-Orléans était complètement folle. Elle se croyait maudite et avait parlé de suicide, ce qui avait horrifié ses parents qui l’avaient emmenée chez des médecins. Ceux-ci avaient décrété qu’elle ne serait jamais normale.

— Mes parents voulaient l’aider, surtout ma mère. Mais nous étions partagés. Ce qui a mis le feu aux poudres, c’est quand mes parents l’ont vue une nuit dans la cour avec un homme. Elle n’a jamais voulu le reconnaître. Elle n’a pas cessé de nier. Alors ils ont eu peur qu’il se passe quelque chose. Elle avait treize ans et elle était vraiment mignonne. Ils l’ont renvoyée chez elle.

Ce fut à cause du même mystérieux compagnon que Deirdre fut renvoyée de la pension de Sainte Rose de Lima, à l’âge de seize ans. Elle venait d’y passer un semestre complet et l’incident se produisit au milieu du trimestre du printemps. Tout le monde disait qu’elle était très heureuse à Sainte Ro’ et qu’elle avait dit à Cortland ne jamais vouloir retourner à la maison. Elle adorait les balançoires de la cour de derrière et, le soir, elle allait y chanter des chansons avec une autre pensionnaire, Rita Mae Dwyer (plus lard Lonigan), qui se souvient d’elle comme d’une personnalité rare et spéciale, élégante et innocente, romantique et douce.

En 1988, Rita Mae nous fournit un certain nombre de détails sur le renvoi de Deirdre.

Elle rencontrait son « mystérieux ami » dans le jardin des religieuses, au clair de la lune. Ils parlaient à voix basse mais Rita Mae les avaient entendus.

— Il l’appelait « ma bien-aimée ». Je n’avais jamais rien entendu d’aussi romantique, à part dans les films.

Sans défense et sanglotante, Deirdre ne dit pas un mot lorsque les sœurs l’accusèrent d’« introduire un homme dans l’enceinte de l’école ». Elles les avaient épiés de derrière les fenêtres de la cuisine du couvent. « Ce n’était pas un garçon, dira l’une des religieuses, hors d’elle, devant toutes les pensionnaires rassemblées. C’était un homme ! Un homme adulte ! »

La condamnation de la jeune fille, qui figure dans son dossier scolaire, est sans appel : « C’est une enfant fourbe. Elle a laissé un homme la toucher de façon indécente. Son innocence n’est qu’une façade. »

Aucun doute n’est possible : l’homme mystérieux était Lasher. Les religieuses et plus tard, Mme Lonigan le décrivent comme ayant des cheveux bruns, des yeux marron et de magnifiques vêtements démodés.

Mais l’élément notable de cette histoire est que Rita Mae aurait entendu Lasher parler. Par ailleurs, elle nous a dit que Deirdre avait l’émeraude Mayfair à la pension et qu’elle la lui avait montrée, ainsi que le mot gravé au verso : « Lasher ». Si l’histoire de Rita Mae est véridique, Deirdre ne savait pas grand-chose de sa mère ni de sa grand-mère. Elle savait que l’émeraude lui venait de ces femmes mais ignorait comment elles étaient mortes.

En 1956, tout le monde savait dans la famille que Deirdre était effondrée lorsqu’elle fut expulsée de Sainte Rose de Lima. Elle dut faire un séjour de six semaines à Sainte Anne. Nous n’avons pas pu mettre la main sur son dossier médical mais des infirmières ont rapporté qu’elle avait demandé un électrochoc et qu’elle en avait obtenu deux. Elle avait presque dix-sept ans.

D’après ce que nous savons des pratiques médicales de l’époque, nous pouvons avancer que les électrochocs étaient bien plus forts qu’aujourd’hui, pour ne pas dire dangereux, et qu’ils provoquaient des pertes de mémoire pouvant durer des heures, voire des jours.

Carlotta ramena Deirdre à la maison et la jeune fille s’y languit pendant un mois. Selon des témoignages, on la voyait souvent dans le jardin en compagnie d’une silhouette sombre. Un livreur de Solari, l’épicier, eut « une peur bleue » en quittant les lieux lorsqu’il vit « cette fille aux yeux bizarres et cet homme » au milieu du massif de bambous près de la piscine.

Certains de ces témoignages parvinrent aux oreilles de Béatrice. « Je me demande si elle est surveillée. Elle est si… bien développée physiquement », dit-elle à Juliette. Juliette l’accompagna un jour à First Street.

La jeune fille errait dans le jardin. Béatrice s’approcha de la grille et l’appela. Pendant quelques minutes, Deirdre sembla ignorer qui était Béa. Puis elle est allée chercher la clé de la grille. Bien sûr, c’est Béa qui a parlé tout le temps. Mais la jeune fille est d’une grande beauté. Surtout à cause de son côté étrange. Elle paraît à la fois très méfiante et pourtant s’intéresser à beaucoup de choses. Elle a eu un coup de foudre pour le camée que je portais. Je le lui ai offert et elle était heureuse comme un enfant. Je dois ajouter qu’elle était pieds nus et portait une robe en coton vraiment sale.

A l’approche de l’automne, nous reçûmes quantité de rapports indiquant des querelles et des cris dans la maison. Les voisins allèrent jusqu’à appeler la police à deux reprises. J’ai pu me procurer le récit complet du premier de ces incidents. C’était en septembre.

— Je n’aime pas aller là-bas, me dit le policier. Vous savez, ennuyer les familles de Garden District n’est pas mon occupation préférée. Et Carlotta Mayfair, celle qu’on appelle Mlle Carl et qui travaille pour le juge, nous a mal reçus.

« — Qui vous a appelés ? Qu’est-ce que vous voulez ? Qui êtes-vous ? Montrez-moi vos papiers ! Je vais en parler au juge Byrnes si vous revenez.

« Finalement, mon collègue lui a dit que des gens avaient entendu la jeune fille crier et que nous voulions lui parler pour nous assurer qu’elle allait bien. J’ai cru que Mlle Carl allait le tuer sur place. Mais elle est allée chercher la jeune Deirdre, celle dont tout le monde parle. Elle pleurait et tremblait de tous ses membres. Elle a dit à mon collègue, C.J. : « Dites-lui de me rendre les affaires de ma mère. Elle a pris les affaires de ma mère. »

« Mlle Carl a dit qu’elle en avait assez de cette « intrusion », qu’il s’agissait d’un problème de famille et que la police n’avait pas à s’en mêler. Si nous ne partions pas, elle allait appeler le juge Byrnes. Alors, Deirdre est sortie en courant de la maison et s’est précipitée vers la voiture de patrouille. « Emmenez-moi ! » criait-elle.

« Alors Mlle Carl a eu une drôle de réaction. En regardant la jeune fille près de notre voiture, elle s’est mise à pleurer. Elle essayait de le cacher. Elle a pris son mouchoir et y a enfoui son visage. De toute évidence, elle ne savait plus à quel saint se vouer.

« C.J. a dit : « Mademoiselle Carl, que pouvons-nous faire pour vous ? » Elle est passée près de lui, a parcouru l’allée et a posé sa main sur la jeune fille en disant : « Deirdre, tu veux retourner à l’asile ? S’il te plaît, Deirdre. S’il te plaît. » Et elle a fondu en larmes. Elle n’arrivait plus à parler. Alors la jeune fille l’a regardée de ses grands yeux étranges et s’est mise aussi à sangloter. Mlle Carl a passé son bras autour des épaules de Deirdre et l’a ramenée dans la maison.

— Êtes-vous certain que c’était Carl ? demandai-je au policier.

— Oh oui ! tout le monde la connaît. Je n’oublierai jamais cette histoire. Le lendemain, elle a appelé le chef et elle a essayé de nous faire renvoyer, C.J. et moi.

Une autre patrouille répondit à l’appel d’un voisin une semaine plus tard. Nous savons seulement que Deirdre tentait de s’enfuir de la maison quand les policiers sont arrivés. Ils ont réussi à la persuader de s’asseoir sur les marches du perron et d’attendre l’arrivée de son oncle Cortland.

Deirdre fit une fugue le lendemain. Il y eut de nombreux coups de téléphone et Cortland arriva précipitamment à First Street. Mayfair & Mayfair appela la famille de New York pour qu’elle parte à la recherche de Deirdre, comme pour sa mère des années auparavant.

Amanda Grady Mayfair était décédée. La mère du docteur Cornell Mayfair, Rosalind, ne voulait rien avoir à faire avec la « clique de First Street », comme elle disait. Elle téléphona quand même aux autres cousins de New York. Puis la police appela Cortland à La Nouvelle-Orléans pour lui annoncer que Deirdre avait été retrouvée errant pieds nus et divaguant dans Greenwich Village. Il semblait qu’elle avait été violée. Cortland s’envola pour New York le soir même et ramena Deirdre le lendemain matin.

Une fois de plus, Deirdre fut internée à Sainte Anne. Une semaine plus tard, elle en sortit pour aller vivre dans la vieille maison de famille de Cortland à Métairie.

Carlotta était défaite et découragée. Elle avoua au juge Byrnes et à son épouse qu’elle avait échoué avec sa nièce et qu’elle craignait qu’elle ne soit « jamais normale ».

Quand Béatrice lui rendit visite un dimanche, elle la trouva assise seule dans le salon, les rideaux tirés. Pas un mot ne franchit ses lèvres.

— Je me suis rendu compte plus tard qu’elle fixait des yeux l’endroit même où l’on plaçait le cercueil autrefois, quand la veillée funèbre se déroulait à la maison. Elle se contentait de me dire « oui », « non » ou « hum » quand je lui posais des questions. Finalement, cette épouvantable Nancy est venue me proposer du thé glacé. Elle a eu l’air outrée quand j’ai accepté. Je lui ai dit que j’allais me servir moi-même mais elle a répondu que tante Carl ne l’entendrait pas ainsi.

Lorsque Béatrice eut son content de tristesse et d’impolitesse, elle s’en alla. Elle se rendit à Métairie pour faire une visite à Deirdre.

La maison était très chaleureuse, pleine de couleurs vives, avec des papiers peints très gais, un mobilier traditionnel et plein de livres. Une multitude de portes-fenêtres ouvraient sur le jardin, la piscine et la pelouse.

Toute la famille s’accordait à dire que c’était l’endroit idéal pour Deirdre. Cortland assura à Béatrice que Deirdre se reposait. Ses problèmes avaient été alimentés par la manie du secret et les erreurs de jugement qui caractérisaient Carlotta.

— Mais il ne me dira jamais ce qui se passe réellement, raconta-t-elle à Juliette. Il ne le fait jamais. Qu’entend-il par « secret » ?

Béatrice prit fréquemment des nouvelles auprès de la servante. Deirdre se portail très bien, elle avait pris des couleurs. Elle avait même reçu la visite d’un beau jeune homme. Ils étaient sortis se promener dans le jardin.

— Qui cela peut-il être ? demanda Béatrice à Juliette, pendant un déjeuner. J’espère que ce n’est pas ce vaurien qui lui a valu tant d’ennuis à Sainte Ro’ !

« J’ai l’impression, écrivit Juliette à son contact de Londres, que la famille ne se rend pas compte que cette fille a un amant. On les voit tout le temps ensemble et tous les témoignages concordent ! »

Le fait marquant de cette histoire est que Juliette Milton n’avait jamais entendu de rumeurs de fantômes, de sorcières, de sorts ou d’autres manifestations surnaturelles à propos de la famille Mayfair. Béatrice et elle croyaient en toute bonne foi que l’homme mystérieux était un être en chair et en os.

Pendant ce temps, dans Irish Channel, les langues allaient bon train sur « Deirdre et l’homme ». Et par « homme » ils n’entendaient pas un être humain. La sœur âgée du père Lafferty était au courant pour « l’homme ». Elle essaya d’en parler à son frère mais il ne voulut pas l’écouter. Elle se confia à un vieil ami nommé Dave Collins et à notre enquêteur, qui l’accompagnait dans Constance Street quand elle revenait de la messe.

— Mlle Rosie, qui travaillait à la sacristie, était au courant elle aussi. « D’abord Stella, puis Antha et maintenant Deirdre », dit-elle à son neveu, un étudiant de Loyola qui la prit pour une vieille femme superstitieuse.

Les choses en étaient là, l’été de 1958, lorsque je me préparai à me rendre à La Nouvelle-Orléans.

Elaine Barrett, l’un des membres les plus éminents du Talamasca, était décédée l’année précédente et l’ordre me considérait (de façon imméritée) comme son expert en matière de sorcières. Ceux que la mort de Stuart Townsend et d’Arthur Langtry avait tant effrayés et qui m’avaient interdit d’aller à La Nouvelle-Orléans étaient morts.

L’affaire de Deirdre Mayfair me passionnait. J’avais le sentiment que ses pouvoirs parapsychiques, en particulier sa capacité à voir et à communiquer avec des esprits, étaient en train de la rendre folle.

Le lien maléfique
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